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Le Dilemme du Manifestant : Une Analyse Stratégique des Manifestations à Madagascar par la Théorie des Jeux

Date: 5 octobre 2025

Dans cet article, nous proposons d’analyser la situation de la manifestation à Madagascar de 2025 à travers le prisme de la théorie des jeux et de la logique du dilemme du prisonnier, afin de comprendre comment des décisions individuelles rationnelles ont pu mener à un blocage collectif. Nous formalisons le « dilemme du manifestant » par un modèle simplifié, puis nous discutons des stratégies optimales que pourraient adopter les protestataires pour surmonter ce problème d’action collective et maximiser leurs chances de succès.


Introduction

Les manifestations qui ont débuté le 25 septembre 2025 à Madagascar offrent un cas d’étude saisissant pour l’application de la théorie des jeux à la dynamique des mouvements sociaux. Initialement déclenchées par des frustrations populaires face aux pénuries d’eau et d’électricité, elles se sont rapidement muées en un mouvement politique exigeant la démission du président en place. Après un pic de mobilisation impressionnant, le mouvement a connu une phase d’érosion, illustrant parfaitement le concept de dilemme du prisonnier collectif.

Cet article se propose d’analyser cette situation en trois temps. D’abord, nous modéliserons le choix rationnel de chaque manifestant potentiel. Ensuite, nous examinerons la dynamique collective temporelle du mouvement, notamment sa phase de déclin. Enfin, nous définirons les stratégies optimales qui auraient pu être mises en œuvre pour surmonter ce dilemme et atteindre les objectifs collectifs.

Manifestation à Madagascar

1. Modélisation du Choix Individuel : Coopérer ou Faire Défection ?

Au cœur du problème se trouve un conflit entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Chaque citoyen est confronté à un choix binaire :

Pour formaliser ce choix, nous introduisons trois variables clés :

La décision de chaque individu peut être représentée par la matrice des gains suivante :

  Assez de manifestants (Nombre ≥ T) Pas assez de manifestants (Nombre < T)
Je Manifeste (Coopérer) B - C >0 (Succès, mais j’ai payé le coût) -C (Échec, et j’ai payé le coût pour rien)
Je Reste chez moi (Défection) B (Succès sans aucun coût : le gain du passager clandestin) 0 (Échec, mais je n’ai rien perdu)

L’analyse de cette matrice révèle une stratégie dominante : quel que soit le choix des autres, un individu rationnel a toujours tendance à faire défection. Ce phénomène, connu sous le nom de problème du passager clandestin (free-rider), conduit à un équilibre de Nash sous-optimal : si tout le monde suit cette logique, personne ne manifeste, et le mouvement échoue par défaut,alors même qu’une coopération massive aurait été bénéfique et garantit le gain B - C à tous les participants. C’est exactement la dynamique constatée : la peur du risque individuel (C) et le doute sur l’atteinte du seuil (T) affaiblissent le mouvement.


2. Formalisation Mathématique

Nous pouvons modéliser la décision d’un individu i en utilisant l’espérance mathématique de son gain (son “utilité”). Soit p la probabilité subjective (la croyance) de l’individu i que la manifestation va réussir. Pour simplifier, disons que p est la probabilité que le nombre de manifestants atteigne le seuil T.

L’espérance de gain en manifestant est : \(E[U(M)] = p \cdot (B - C) + (1 - p) \cdot (-C) = pB - C\)

L’espérance de gain en restant chez soi est : \(E[U(R)] = p \cdot B + (1 - p) \cdot 0 = pB\)

Un individu rationnel choisira de manifester uniquement si $E[U(M)] > E[U(R)]$. Cependant, notre modèle simple montre que $pB - C$ n’est jamais supérieur à $pB$. Le modèle doit être plus subtil : la participation ne devient rationnelle que si l’individu estime que sa propre présence peut être décisive.

Soit $P(T-1)$ la probabilité qu’exactement $T-1$ autres personnes se présentent. La condition pour manifester devient alors : \(P(T-1) \cdot B > C\)

Cette formule explique parfaitement l’érosion de la manifestation à Madagascar :

Quand $C$ devient trop grand ou que $P(T-1) \cdot B$ devient trop petit, l’inégalité s’inverse et la décision rationnelle devient de rester chez soi.


3. De la Statique à la Dynamique Collective : La Guerre d’Usure

Le modèle statique explique l’érosion, mais la dynamique temporelle du mouvement peut être modélisée comme une « guerre d’attrition » entre les manifestants et le gouvernement. Les deux camps subissent des coûts au fil du temps et espèrent que l’autre cédera le premier. Ce processus se déroule typiquement en trois phases :

  1. Montée en puissance (Phase de cascade) : Les individus les plus motivés commencent. Leur présence encourage d’autres, créant un effet de cascade qui fait grossir la foule.
  2. Pic de la mobilisation : Le mouvement atteint sa taille maximale T ou T’ (T’< T), imposant un coût significatif au gouvernement. C’est à ce moment que la pression a forcé le président à une concession partielle : la dissolution du gouvernement.
  3. Déclin (Phase d’érosion) : Si une victoire totale n’est pas obtenue au pic, la dynamique s’inverse. Les coûts cumulés, la fatigue et la peur accélèrent le découragement, menant à une « trappe à inaction collective ».

4. Stratégies pour Surmonter le Dilemme et Réussir la Mobilisation

Le tableau pourrait sembler pessimiste, mais l’analyse par la théorie des jeux est un outil de diagnostic, pas une fatalité. Pour vaincre le dilemme, il ne faut pas changer la rationalité des individus, mais changer les paramètres du jeu. Voici les leviers stratégiques que les organisateurs peuvent actionner en agissant sur les variables du modèle : le coût $C$, le bénéfice $B$, et la probabilité perçue de succès $p$.

Axe 1 : Abaisser radicalement le coût de la participation (↓C)

Le coût individuel ($C$) est le frein le plus direct à la mobilisation. Toute stratégie visant à le réduire, de manière tangible ou psychologique, augmente la probabilité de coopération (assurer l’atteinte de T).

Axe 2 : Maximiser le bénéfice espéré et la croyance en la victoire (↑B et ↑p)

Pour qu’un individu risque de payer le coût $C$, il doit être convaincu que le jeu en vaut la chandelle et que la victoire est à portée de main.

Axe 3 : Transformer le dilemme en un jeu de coordination

La stratégie la plus efficace consiste à faire basculer la situation d’un dilemme du prisonnier (où l’on se méfie des autres) à un jeu d’assurance ou de “chasse au cerf” (où l’on veut coopérer, à condition d’être sûr que les autres le feront).


Conclusion : De la rationalité individuelle à l’intelligence collective

L’analyse par la théorie des jeux met en lumière le cœur du dilemme : comment faire en sorte que des individus, agissant logiquement pour leur sécurité personnelle, convergent vers une action collective bénéfique pour tous ? La solution ne réside pas dans l’héroïsme individuel, mais dans une stratégie collective intelligente. En abaissant les coûts, en maximisant les bénéfices perçus et, surtout, en coordonnant les attentes pour créer un moment de bascule, les organisateurs peuvent transformer une multitude de décisions individuelles craintives en une force collective irrésistible. Il s’agit de transformer l’anarchie des comportements égoïstes en une action collective cohérente, seule capable d’atteindre l’optimum social revendiqué.

– Jimmy V.

Références

  1. RFI. « À Madagascar, la contestation de la “Gen Z” prend de l’ampleur ». Radio France Internationale, 27 sept. 2025.
  2. Le Monde avec AFP. « Manifestations meurtrières à Madagascar: nouvelle mobilisation malgré le renvoi du gouvernement ». Le Monde, 30 sept. 2025.
  3. Le Monde avec AFP. « A Madagascar, la Gen Z appelle désormais à la grève générale et durcit le mot d’ordre: “Rajoelina, dégage!” ». Le Monde, 1er oct. 2025.
  4. Wikipedia. “2025 Malagasy protests”, consulté le 5 oct. 2025.
  5. Olson, Mancur. The Logic of Collective Action. Harvard University Press, 1965.
  6. Stanford Encyclopedia of Philosophy. “The Free Rider Problem”, consulté le 5 oct. 2025.